Le jeune homme qui passe devant moi baisse la tête, il n’aime pas l’étalage de sa vie à voix haute. Il se glisse derrière l’écran, choisit sa pastille noire, appuie très vite sur valider et entend de l’autre côté: « A voté ! » d’une voix de stentor.
Il vient de faire la queue pendant quarante minutes pour aller voter, il voulait faire entendre sa voix, la donner à quelqu’un, il est venu pour cela. À qui ? Peu importe, ce qui est important c’est qu’il soit là, au milieu des autres, heureux de vivre dans un pays libre où, parce que d’autres avant se sont battus, il est encore possible de chanter et de danser.
Il a dû attendre, jeune étalon piaffant, que la petite mamie qui le précédait comprenne les pastilles et les boutons, les noirs et les verts, elle s’y perd et personne ne peut l’aider, elle sait que derrière l’écran il y a déjà une queue d’une centaine de citoyens: Mais qu’est ce qu’elle fait là derrière ? C’est quand même pas compliqué, tu choisis, tu valides et zou ! C’est ce que lui disent les voix : “Madame, appuyez sur la pastille noire de votre candidat puis sur le bouton vert.” Et la petite mamie panique, alors elle ressort pour se faire expliquer à nouveau, la tête basse pour ne pas croiser les regards de ceux qui attendent. La file indienne immobile et pressée retient son souffle.
Quand enfin on entend « A voté », des applaudissements fusent, d’abord timides puis joyeux : “Bravo Madame, Bravo !” Et la petite mamie sort, reprend sa carte d’électeur et sa carte d’identité un sourire au coin des lèvres : elle vote ici depuis un temps où aucun de ceux qui l’ont applaudi n’étaient nés. Parce que elle, elle se souvient bien des André et des Fernand, c’étaient ses camarades d’école.
Bien sûr, ceux d’avant ont existé, si nous les oublions parfois, les employés de mairie nous les rappellent : André et Fernand ont certainement pu veiller sur Thibault, sur nous, quelque temps, avant de s’en aller. Ces prénoms d’autrefois qui nous arrivent en pleine figure, comme le jour de notre mariage : « Léa, Simone, Lucienne, voulez-vous prendre pour époux Thibault, André, Fernand ici présent ?” Et c’est là que tu regardes ce nouvel homme – Thibault, André, Fernand – qui va se glisser dans ton lit pour les prochaines aventures de ta vie…
Aujourd’hui je le regarde juste se glisser derrière l’écran et en sortir tout aussi vite, il est venu seul, il n’a pas encore trouvé sa Léa, Simone, Lucienne mais ce n’est pas grave, il la trouvera et peut-être qu’ils viendront un jour en famille, comme ceux derrière nous, entourés d’enfants qui sentent que l’heure est importante et qui posent des questions : “Pourquoi la dame elle passe deux fois Papa ?” Et je souris. Oui je passe deux fois car j’ai convaincu mon fils absent ce jour-là de voter par mon entremise. Parce que nous avons eu une longue discussion sur la démocratie et comment chacun de nous doit la défendre à son niveau. Comme le colibri qui jette une goutte d’eau de son bec sur le feu de forêt et s’en va en disant aux éléphants : “J’ai fait mon boulot, faîtes le vôtre.”
J’aime ces histoires de vie, ces petits bouts de démocratie qui viennent nous rappeler que nous sommes un peuple libre, nous sommes les Français, nous sommes tous des Thibault, André, Fernand et nous votons.
Vive la France, vive la République, vive nous.
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