Je m’assois au piano, les enfants sont couchés dans la pénombre, sous les toits. Je sais qu’ils écoutent, qu’ils aiment, qu’ils attendent. Je joue autant pour eux que pour moi.
Je commence par la petite musique préférée de ma fille ainée : « Maman, tu joues la musique chinoise ? », elle me la demande tout le temps. Une danse populaire de Bela Bartok, rien de très asiatique mais peu importe, c’est notre secret. La musique va emplir leurs rêves de cristal et de légèreté et installer ma journée tourbillonnante et efficace dans un hamac suspendu entre deux rives. Le pouce à la bouche, le nounours serré, le couteau sous le lit, chacun a préparé sa nuit. Je les aide à y entrer en douceur.
Je tourne les pages de ma bible musicale, comme on se promène dans une vieille maison : j’en connais toutes les pièces sans jamais me lasser. Je pose maintenant le premier accord du clair de lune de Beethoven, le mouvement lent de la sonate de chambre me semble approprié pour ce soir. Pas envie de me lancer dans du jazz ou du blues, pas envie de me plier à la métronomie du concerto italien de Bach avec son cœur qui bat, qui bat, qui bat.
Mes doigts exercés semblent libres mais mes yeux tiennent les rênes. Tout est imbriqué, je ne peux rien bouger, rien changer : ni le piano, ni la partition jaunie où je sais comment tourner les pages, à quel endroit ralentir, par quel doigt commencer. J’ai mes habitudes, mes rituels connus de moi seule, partagés pourtant avec les enfants en une sorte de petite madeleine aérienne qui se glisse sous leurs portes.
Et plus j’avance et plus j’oublie. J’oublie qu’il faut les endormir, qu’il ne faut pas les réveiller, qu’il faut faire attention aux voisins. Je bascule dans la musique, dans le total abandon de la courbe, de la vitesse, du chant qui surgit de la feuille, des yeux, des marteaux, du cœur. Je n’y suis plus pour personne, je suis entièrement là, assise à mon piano, concentrée, emportée, bercée. La musique que je tirais me précède désormais, je la suis aveuglément, confiante et heureuse. Je n’ai ni professeur ni élève, je n’ai ni public ni patrie, disparus les gammes et les arpèges, anéantis les coups de règles et le trac des examens. Je remercie l’obstination de ma mère, mes années d’études puis d’errance, la rencontre improbable avec mon piano à queue, le génie des compositeurs, la joie des enfants et enfin le souffle, l’envie, la vie qui me mènent, certains soirs, à m’asseoir devant la caisse en bois et à la faire chanter sous mes doigts.
Lorsque j’entre dans une maison bourgeoise et que je croise la masse inerte d’un piano enfoui sous photos, chandeliers, napperons ou sculptures, mon cœur se serre. J’ai l’habitude alors de demander « Il est accordé ? » E.t si par bonheur c’est le cas, ou au moins pas trop faux, je m’assois devant et je joue. Je joue ce qui me passe par la tête, ce qui ne me demande aucun effort, ce qui rend la pièce plus chaleureuse, ce qui redonne envie à mes hôtes d’enlever les bibelots et de l’ouvrir en grand. Je vais m’y remettre, dit l’un – Je devrais le donner, dit un autre. A la dernière note, je le sens, quelque chose a changé dans la pièce, une envie est née, une histoire surgit : “Il me vient de mon père mais je n’ai jamais su jouer comme lui… ”
Alors j’écoute les mots, je capte la magie de la transmission, la fragilité d’un regret, le temps qui passe et nous échappe si nous n’y prêtons pas attention.
En levant mon verre, joyeuse, je pense à ma petite musique chinoise et je souris.
Avec toute ma joie,
Ellrodt
juin 19, 2019Coucou ! Et Ouiiiiii, c’est bien comme ça la musique chez soi :- )