Camille Pissarro ne savait pas qu’en peignant ce qu’il avait sous les yeux, il nous laissait un monde qui allait bientôt disparaître. C’est bien là le signe d’un grand artiste : montrer le réel avec toute la palette de son âme…
Cher humble et colossal Camille,
Trois musées franciliens nous ont fait cette année le cadeau de présenter votre travail :
La paysanne surveillant sa vache
Le berger sous sa houppelande qui regarde la vague de ses moutons passer le col
Les marchés où chaque petit étal raconte la vie de celui qui le tient
La foire aux bestiaux où chacun espère avoir le plus gros
La boniche de ferme, de bar, de bourgeois, qui balaie, tête basse, sous la table. Sur toutes ces toiles déjà la même tête, la même table, la même attitude résignée, comme un mauvais présage…
Et toutes vos femmes avec leurs mains calleuses, taillées comme des battoirs : « J’aime beaucoup vos toiles, disait Durand-Ruel, votre marchand intuitif, mais je n’aime pas vos mains ». Mais vous y teniez Camille, comme je tiens à mes mots, à ces mains. Ces mains qui remuaient la terre, qui fendaient le bois, qui frappaient le linge, qui serraient le licou, qui soulevaient le foin, qui portaient le panier de pommes, qui retenaient les enfants agités.
À Louveciennes, à Pontoise, à Eragny, peu importe
Partout les mêmes mains
Partout ces anonymes qui revenaient des champs
Avec en fond des cheminées d’usine qui crachaient du noir
Un noir qui allait bientôt tout engloutir, tout recouvrir
Nos matins et nos soirs, nos légumes et nos fruits, nos poissons et nos bestiaux, nos vies.
Quand vous êtes mort, mon arrière grand-mère avait vingt ans, elle courait sur les chemins des Pyrénées avec ses sabots dondaine, et ne savait pas que bientôt elle aurait une voiture, un frigo, et qu’elle porterait ses chaussures du dimanche même le lundi. Mon autre arrière grand-mère chantait aux veillées, mais tout bas : en Cilicie il ne faisait déjà pas bon de prier en arménien autour du feu, les murs ont des oreilles et certains hommes de longs couteaux.
Vous fûtes anarchiste me dit-on, je ne vois quant à moi dans vos tableaux, comme dans le récit de votre vie, qu’un homme libre et tout occupé à son art et à sa famille, qu’elle soit de sang, qu’elle soit de cœur : jamais chef de file mais grand frère pour beaucoup, ami de tous, humble pilier d’un impressionnisme naissant et recherchant inlassablement la vérité dans la spontanéité.
Je viens de passer plusieurs heures aux côtés de vos tableaux et je voulais vous remercier de m’avoir rendu, durant ces moments bénis, l’odeur des pommes sans pesticides, des poissons aux chairs sans plomb, des veaux sans hormones et des bergers dans le lointain.
Cézanne disait de vous : « Il fut un père pour moi, c’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu. ».
Avec toute ma reconnaissance,
Marie Riffault
août 10, 2017Tu viens de me faire pleurer à chaudes larmes. Merci. Je t’embrasse et je vais vite aller lire Ta Montagne.
Momig
août 11, 2017Merci Marie, pour toutes ces fleurs que je trouve ce matin…