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Le ravissement d’une journée de neige

La neige est arrivée. Quel bonheur de se promener dans la forêt cotonneuse. Je serais bien restée à arpenter tous ses chemins à l’infini, heureuse de découvrir ces paysages familiers revisités par la main experte d’un peintre à la palette monochrome. Ces rares journées où je me retrouve bloquée par la neige me ravissent, dans tous les sens du terme. Elles m’apportent à la fois une joie enfantine et me donnent l’impression de voler quelque chose à la routine des jours.

Quand j’utilise le mot “ravir”, je pense toujours à l’extraordinaire livre de Marguerite Duras “Le ravissement de Lol. V. Stein”. Elle a été ravie elle aussi, Lola. Mais elle n’est jamais réapparue. Emerveillée d’assister au coup de foudre de son fiancé pour la belle femme qui vient d’entrer au bal.  Marquée à jamais par cet instant où, comme l’oeil plaqué au creux d’une serrure, elle a saisi l’essence de la vie : l’amour dans toute sa liberté, son animalité, un frôlement d’aile du paradis. Alors elle disparait. Elle se vide. Elle se dépersonnalise. Il ne reste plus que l’enveloppe. La plastique impeccable. Les gestes bourgeois. Et le reste ? Ce qui aurait encore pu germer en elle ? Aux abonnés absents.

Après ce choc, elle ne fera plus que flotter. Au bras d’un homme qui aime les jolies petites filles muettes, elle va sourire, pleurer sans doute parfois, crier aussi j’imagine, mais pour des  riens, des petites vagues à la surface de l’eau, un peu d’écume, de la mousse. Elle glissera d’un dîner mondain à une soirée caritative, d’une grossesse à une autre, d’un baptême à un enterrement. Elle effleurera son existence.
Elle aura tout frôlé, stupéfaite à jamais par l’explosion de vie à laquelle elle a assisté, en direct.

Marguerite Duras avait déjà fouillé ce thème à travers “Moderato Cantabile” en 1958 (qui donnera un excellent film avec Jeanne Moreau et Jean-Paul Belmondo en 1960) mais cette fois-ci elle va plus loin. Elle écrit sans alcool, à peine convalescente de cet abîme dans lequel elle s’est longtemps plongée. Elle écrit sans limite, sans conscience du chef-d’œuvre auquel elle donne le jour. Parce que c’est un chef d’œuvre. Absolu. On est toutes d’une façon ou d’une autre Lol. V. Stein. On a toutes en nous cette quête du bonheur, cette attente du coup de foudre, cette fascination pour les amants maudits et assassins, cette propension à la folie. On a toutes en nous ce voyeurisme potentiel non pas de l’acte sexuel mais de l’amour. Si seulement on pouvait en voler une petite partie et le garder au fond de notre poche ?

Marguerite a eu l’intuition de tout cela. Cet effacement volontaire. Comme une malédiction. Comme une bénédiction. Elle va jusqu’à dépersonnaliser le prénom de son héroïne et en faire le titre. Ce sera Lol. Lol pour Lola. Lol pour Loleh Bellon, actrice magnifique à laquelle Marguerite pensait en écrivant son roman.

En écoutant mes pas dans la neige, je repense à mon coup de foudre pour ce livre quand j’avais trente ans. Je mesure à quel point nous frôlons l’abime sans arrêt, à quel point il nous est facile de ne plus nous appartenir. De déserter. Tout simplement. Ce subtil voyage entre la vie et la non-vie est notre quotidien, ce que nous partageons tous d’un bout à l’autre des règles écrites pour nous dans toutes les langues.

Le blanc s’épaissit et va bientôt se durcir. J’aurais pu écrire “nous n’avons croisé personne” mais tout à coup, au détour d’une allée, j’ai vu un jeune homme, assis sur un tronc. Alors que je m’approchais, il n’esquissa aucun geste, son visage pâle semblait sans vie. Pas de bonnet, pas de gant, un simple blouson pas même attaché, mais au creux du poing, un téléphone. Avec ma petite chienne, nous lui avons fait la fête et devant les cabrioles pataudes de Perle, il s’est mis à sourire. Il était beau tout à coup. “Je suis venu respirer et écouter le silence des arbres” nous a-t-il partagé. Je te comprends enfant, c’est ce que je viens chercher chaque jour.
Alors, j’ai terminé ma promenade dans une allégresse différente. Non plus ravie. Partagée.

Avec toute ma douceur,

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